Sociologie du milieu goa/psy/prog

http://volume.revues.org/284

Je viens de trouver ce site en bas de la petite page wikipédia des éditeurs scientifiques, alors que je cherchais des livres d' informatique. En voici une copie :


"VOLUME! La revue des musiques populaires."

6 : 1-2 | 2008 : Géographie, musique et postcolonialisme
Dossier "Géographie, musique et postcolonialisme"
Goa aux portes des métropoles. Communautés transnationales et musique techno
Culture and Music in Goa: Transnational Communities and Techno Music
Eric Boutouyrie
p. 123-133
Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur
Résumé

Il s’agit dans cette contribution de montrer et de comprendre comment Goa fut le lieu d’une double invention au milieu des années 1980 : celle d’un courant musical de la mouvance techno (la « Psychedelic Trance » ou « Goatrance ») et celle de manifestations spatiales inédites (les « parties trance ») reproduites de nos jours aux quatre coins du globe. Dans un contexte postcolonial caractérisé, entre autres, par un métissage des sonorités, l’émergence d’une culture mondiale et un repli identitaire et communautariste, on verra se dessiner des communautés transnationales s’organisant sur fond d’« indianité » et de musique.
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Entrées d'index

Mots clés :mondialisation, impérialisme / (post)colonialisme, communautés / minorités, transnationalité
Keywords :imperialism / (post)colonialism, globalization, communities / minorities, transnationality
Géographique :Goa, Inde / India
Chronologique :2000-2009
Genre musical :techno / hardcore techno, jungle / goatrance
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Plan

Naissance d’un courant musical et d’une culture
Nature d’une party trance
Nouvelle diaspora et musique techno
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Texte intégral
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1 Ce n’est pas tant le parti pris épistémologique des « postcolonial studies » qui nous importe ici o (...)
1Goa, cette ancienne colonie portugaise devenue un État de l’Inde en 1961 et peuplé aujourd’hui de plus d’un million d’habitants, n’est pas seulement un décor paradisiaque pour des touristes en quête d’un Orient que des voyagistes ont couché sur des brochures en papier glacé. C’est également le lieu qui a vu naître au milieu des années1980, un courant musical et un mode de faire la fête tout à fait singulier qui, aujourd’hui, s’observent aux quatre coins du monde selon les dynamiques de la mondialisation des industries culturelles. C’est en effet sur les plages et dans les forêts tropicales de Goa que sont apparues la «  psychedelic trance  » et ses manifestations spatiales appelées « party trance ». Depuis, on assiste sous toutes les latitudes à la multiplication de ces fêtes originales souvent en plein air où se mêlent, pour les plus spectaculaires, évènements astronomiques (éclipse lunaire ou solaire), date symbolique (jour de l’an  ; passage de saison) et mobilités touristiques (inscriptions du jour de la fête dans un séjour thématique). Bien entendu, cette transposition d’un mode de faire la fête, cette dynamique qui semble déplacer Goa et son « indianité » aux portes de nombreuses métropoles mondiales, soulèvent quelques interrogations : ces fêtes techno, sur fond d’orientalisation où planent les ombres de Shiva et de Ganesh, ne correspondent-elles pas à la mythification d’une culture par une appropriation symbolique de ses fondamentaux (vêtements, nourritures, musique, mode de vie, etc.) ? En somme, dans un contexte culturel postcolonial 1 caractérisé, entre autres choses, par un métissage des sonorités, l’émergence d’une culture mondiale ainsi qu’un repli identitaire et communautariste, à quelle forme d’acculturation avons-nous à faire  ? Et, plus spécifiquement, quels sens donner à ces évènements éphémères où, révolutions technologiques dialoguent avec philosophie new-age, danses extatiques et « sociabilités musicales » (Green, 2000) ? Tels sont les jalons problématiques qui guideront les pas de cette contribution où, au final, Goa sera envisagé comme le « foyer culturel » (Bonnemaison, 2000) de communautés transnationales qui se définissent à partir d’une musique.

Naissance d’un courant musical et d’une culture
2Pendant qu’en Europe les premières rave parties naissent sur fond de répressions policières et d’aventures musicales (Shapiro, 2000), de l’autre côté de l’Océan Indien quelques hippies échoués sur les côtes est de l’Inde inventent une nouvelle forme de réunion nocturne. La forme de l’événement n’a rien d’original, mais le contenu est tout à fait singulier. C’est sur un terreau de reggae et de rock psychédélique qu’apparaissent les premières pousses de sound systems d’un autre genre. Le musicien et DJ Goa Gil, un des artisans de ce courant, traduit les fondements des parties trance : « So it all started like that. We arrived with guitar, and we’re playing our songs on the beach, and that was the scene in the beginning. Actually, it was relly nice at that time, too. Then it moved through so many things to what it is today. » (Goa Gil, 1997) Ainsi comment est-on passé de ces quelques regroupements sur des plages à des festivals attirant plus de 25 000 personnes aux portes de nos métropoles  ? Comment expliquer la diffusion rapide et globale de cette musique et son essaimage au quatre coins du globe ?

3À la fin des années 1960, il faut s’arrêter sur une coïncidence entre, d’une part, la légalisation de la consommation du « hashish » à Goa et, d’autre part, un durcissement des lois américaines en matière de consommation de stupéfiants : « the hippies descended in 1968 to sleep on the beaches, partake of the marijuanna weed and generally try to ‘‘get their head together’’ » (Cole & Hannan, 1996). Cette coïncidence, associée au paroxysme du mouvement hippy aux États-Unis avec l’organisation, en août 1969, du festival Woodstock (400 000personnes), explique, entre autres, cette phase mobilitaire qui jeta sur les routes de nombreux contestataires « à la recherche d’une vérité qui passe par le renoncement à toute insertion sociale, le mysticisme et… la drogue. Ces lentes transhumances sont ponctuées d’étapes ayant pour nom Fromentera et Ibiza, Marrakech, Istamboul, Kaboul, Katmandou, Goa… où des colonies freaks mènent une existence précaire. » (Rosenberg, 1990 : 91). Goa devient, par conséquent, une étape pour certains et un terminus pour d’autres. Ce sera le cas pour des personnes comme Goa Gil, natif de San Francisco —l’épicentre du mouvement hippy— qui y déposera ses affaires en février1970 pour y rester jusqu’à maintenant. Imprégnés de culture psychédelique issue des thèses de Timothy Leary qui prône la prise de LSD pour accéder à des nouveaux états de conscience, Goa Gil et quelques amis décident de mettre fin à leur périple sur une plage de ce minuscule État qu’ils comparaient à Hawaï. Ils traînaient dans leur sillage, outre un attachement à la nature et à la Terre, l’organisation et la participation à des fêtes de hippies appelées « Love in ». Celles-ci se déroulaient comme « un rituel unique qui mêle méditation transcendantale, « voyages » à l’acide ou à la marijuana, musique pop, danse et jeux amoureux » (Rosenberg, 1990 : 89). Ces « Love in » seront donc reproduites sur les plages de Goa dès les années quatre-vingt sur fond de rock, de reggae et de dub planant. Mais leur règne fut assez bref, car, comme à Chicago, Détroit et New York, apparurent les premières musiques totalement composées à partir de synthétiseurs et de boîtes à rythme.

4En effet, on peut désigner les années 1983/1984 comme un véritable tournant pour les communautés hippies de Goa et l’histoire de ce courant musical. Un certain « DJ Laurent », un Français très féru d’expérimentations musicales européennes, entrepris un décloisonnement des genres en tentant des mélanges pour le moins inouïs et donna naissance à la « special music », ancêtre de la psychedelic trance. Il s’agissait de marier, non pas des musiques techno, la dénomination n’avait pas encore de consistance, mais un ensemble de genres dont, principalement, de l’EBM (Electro-Body-Music), du hip-hop, du dub et du rock. Les premiers échos de ces mélanges furent négatifs car les hippies n’étaient pas habitués à cette musique « froide » d’origine électronique. Leur culture musicale était plus proche de « Pink Floyd » et des « The Doors » que de « Tangerine Dream » ou « Can ». Puis, les fêtes devinrent plus colorées, plus bariolées. Un souci fut apporté à la décoration du lieu à partir de peintures fluorescentes. Ce sont les arbres que l’on peignit dans la forêt. Ce sont des toiles en papier peint que l’on tendait sur les plages. Le lieu se parait de vêtements et devenait un élément support de la soirée : « […] we started play electronic dance music all night long, and have blacklights and fluorescent paintings ; this thing that has evolved til now » (Goa Gil, 1997). Vers 1987-1988, le terme « special music » fut remplacé par « trance dance » comme pour signifier les états de transe que la musique devait provoquer grâce à la prise des drogues hallucinogènes. Les migrations entre l’Europe s’accélérèrent car Goa jouissait d’une réputation où il se passait quelque chose (Belden Mc Ateer, 2002). La musique techno et ses différentes influences firent leur apparition au même moment. Pendant que les capitales post-industrielles (Détroit, Chicago, Berlin, Manchester) dansaient aux rythmes des programmations des machines électroniques et inventaient les rave parties, Goa en faisait de même. À partir de 1988, des Français (Yayo, Dan), des Anglais (Ronald Rothfield, Graham Wood), des Israéliens (Guy Sebbag, Zoo-B), des Allemands (Antaro, Scotty), des Australiens (Ray Castle, Olli Wisdom) et des Japonais (Kuro, Tsuyoshi) reviennent de Goa avec l’intention de reproduire les « trance dance parties » dans leur pays d’origine. Si bien qu’entre 1988 et 1992, on assiste à une « occidentalisation » de cette musique et à une diffusion de ces fêtes au sein de cohortes de jeunes citadins férus d’expérimentations et bien souvent baignés par une culture musicale rock. 1988, à Paris, est organisée la première « Trance Body Express » sur une péniche louée pour l’occasion (une des premières rave parties en Europe). Suivirent, ailleurs, les premiers festivals comme la « Voov Experience » en 1991 (150 personnes) et le « Waldheim » dans la périphérie de Hambourg  ; à Moscou en 1992, avec « DJ Gabriel », les « Chill Out Planet », des fêtes restées célèbres pour des moscovites avides de cultures étrangères  ; à Byron-Bay en Australie et à Koh Phangan en Thaïlande, les premières « full moon parties » sur des plages.

2 Kristian Thinning (« Elyisum Project »), un des initiateurs au Danemark qui a découvert la trance d (...)
5L’année 1993 s’affirme comme un tournant majeur pour cette culture musicale naissante. En effet, cette année voit naître les labels et les musiciens qui vont fonder les propriétés esthétiques de cette musique. Et c’est à Londres que les choses se cristallisent. Martin Glover (Youth), un ancien batteur du groupe de rock « Killing Joke », fonde le label « Dragonfly » et produit en mai 1993 la première compilation de « trance dance », « Project I Trance ». Les périodes qui suivent sont chargées de paradoxes et de conquêtes. De paradoxes, car pendant que les labels londoniens inventent une appellation commerciale en faisant directement référence à un lieu (la « Goatrance »), ce même lieu connaît une forme de saturation, une sorte d’essoufflement après des années de créativité et d’échanges. Goa est comme rattrapé par ses succès auprès d’une jeunesse avide de fêtes et de drogues. C’est une période où coexistent l’argent, les touristes, les fêtes commerciales et les backshishs (Saldanha, 2000  ; 2001). Bref, Goa, en plus de se retrouver associé à un genre musical dont il n’est pas totalement à l’origine, succombe sous le poids des sollicitations. À bien y regarder, Goa doit être considéré comme le lieu d’élection et de cristallisation de plusieurs conjonctions plutôt que le berceau originaire. Il fut au début des années quatre-vingt le carrefour où les travellers hippies débarquaient en quête de transe mystique. Il fut comme l’assiette historique d’une rencontre de faisceaux culturels : culture hippie, musique électronique, contexte politique national et international, orientalisation de l’Occident. Goa peut être considéré comme un lieu de naissance d’une pratique mais pas d’une musique. « Trance » de Goa ne signifie pas grand-chose au demeurant si ce n’est le premier lieu où cette « special music » —comme l’exprimaient les pionniers— fut diffusée originellement. On a abusivement assimilé une musique à un lieu car on a pris l’espace de diffusion comme référent. Cette musique composée au cœur de capitales mondiales à partir des années quatre-vingt-dix eut Goa comme lieu essentiel de diffusion, d’où cette correspondance inopportune. Cela étant, cette mauvaise rencontre sémantique n’eut pas de mauvaises conséquences commerciales. Bien au contraire, puisque les parties trance et les compilations diverses se sont appuyées sur cette expression pour forger un véritable socle référentiel allant jusqu’à désigner le genre par « la goa ». Certains musiciens ne s’y sont pas trompés et n’ont jamais compris leur appartenance à une catégorie 2. Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1990 le terme de « psychedelic trance » remplace « goatrance » suite à des réorientations de productions musicales dorénavant moins indianisées et à un essoufflement du marketing musical de la « goa ».

3 Ces chiffres sont, bien entendu, soumis à de fortes variations dans la mesure où le nombre de label (...)
6On comprend ainsi que les parties trance sont aujourd’hui le prolongement de la circulation d’une pratique culturelle née à San Francisco (les « Love in »), déplacée à Goa au moment où éclot la musique techno et réajustée en Europe au milieu des années quatre-vingt-dix à l’aune d’un syncrétisme culturel mêlant Occident et Orient. De nos jours, on peut dire que la psychedelic trance se caractérise par trois éléments incontournables : un fort attachement aux sites en pleine nature et la beat generation  ; une existence qu’elle doit à un réseau dense de sites Internet spécialisés (ventes, forum, informations, radios, etc.)  ; une musique dansante et chaloupée qui prend sa source dans les rythmes planants des seventies. Elle tend à devenir, un des courants majeurs de la musique électronique et par la vitalité de ses productions (entre six et dix nouveaux CD par semaine) et par l’ampleur de ses manifestations (depuis 1992 plus de 15 000événements ont eu lieu dans 79pays différents). On comptait dans le monde en 2006, 275labels en activités dans 31pays avec, comme principaux producteurs, l’Allemagne (52), la Grande-Bretagne (30), Israël (30), la France (14), le Japon (18), l’Australie (13), et le Mexique (10) 3. Certaines manifestations estivales drainent plus de 25 000 personnes comme le « Boom Festival » au Portugal (Boutouyrie, 2005) ou le « Burning Man Festival », rassemblement organisé tous les ans au cœur du désert du Nevada pendant sept jours au mois d’août dont l’objectif est la fondation de la « Black Rock Desert City », sorte de cité délirante inventée ex nihilo et brûlée à la fin des festivités.

Nature d’une party trance
7Trois éléments conduisent à circonscrire une party trance. 1/ L’accent est mis sur la mise en scène, la décoration, l’ambiance, bref ce que l’on nomme la « spéctacularisation ». Cette dernière prenant toutes ses dimensions à l’occasion de la nuit grâce au « Light Art » et à la musique. La musique transformée en temps spatialisé devient habitable par le niveau sonore et le relais des décorations du site local. 2/ Les sites élus pour l’installation de la party trance sont directement liés aux représentations touristiques (plage, forêt, patrimoine industriel ou historique, vallée alpine, canyon de désert, etc.). 3/ La party trance met en jeu trois polarités bien distinctes et interdépendantes (« dance floor », « chill-out » et « Goa village »). Le « dance floor » correspond, grossièrement, si on devait comparer une party trance à un concert, à la piste de danse ou à la « fosse ». Il est le centre d’attraction dans la mesure où la danse correspond au principal facteur de déplacement. On y trouve, en plus des flux sonores, des toiles aux peintures réagissant à la lumière noire ainsi que des panneaux sur lesquels sont projetés des images fractales ou des paysages hétéroclites (images de peuples nomades, de végétations, de villes la nuit, etc.). Le « chill-out » correspond à un espace de temporisation sonore et physique. C’est un peu un lieu de décompression où les participants viennent écouter un autre type de musique (de l’ambient) tout en participant à des conversations entre amis ou entre inconnus. C’est le principal lieu de sociabilités et de rencontres. Des coussins ainsi que des matelas sont mis à la disposition, sur fond d’encens et d’odeurs de thés. Des expositions de peintures et de sculptures venant compléter le dispositif. Enfin, le « Goa village » correspond à une série de commerces et de services tout au moins pour les parties les plus importantes. On y trouve des vendeurs de nourritures et de boissons (le plus souvent des plats exotiques et des boissons indiennes)  ; des vendeurs de vêtements (tissus en provenance du Népal et d’Inde, mais aussi de la confection bas de gamme des pays du Maghreb)  ; des vendeurs de bijoux (artisanats ou produits de grossistes) ainsi que des services plus rares comme des voyants, des masseurs et professeurs de yoga, des disquaires, des associations d’écologistes, etc. Il correspond à la reconstitution d’un lieu idéalisé, la recherche d’un monde approximatif opposé au formalisme de l’urbanité bien que, paradoxalement, il s’en nourrisse.

4 En Israël, où ce courant musical est extrêmement populaire certains amateurs sont allés chercher da (...)
8Avec ces manifestations festives, on assiste à une déterritorialisation-reterritorialisation aux portes des métropoles d’un Goa mythifié 4 et condensé dans des fêtes musicales que l’on peut regarder comme un véritable espace-temps, la reconstitution d’une pseudo ville sur un mode imaginaire pétris de mythes avec ses commerces (vêtements d’inspiration indienne  ; boissons et pâtisseries orientales  ; bijoux et fantaisies), ses loisirs (massage  ; divination  ; attractions de forain), ses règles de vie (il règne, le temps de la fête, une sorte d’entente cordiale entre tous les participants ce qui n’est pas sans rappeler les vieux rêves du « peace and love »). Tout est fait pour que la « spectacularisation » par le son et par l’image projette chaque individu dans un monde parallèle. C’est un voyage que l’on annonce et la destination se veut être enchanteresse. En témoignent les noms de certaines parties trance : « Wonderland », « Psychedelic Paradise », « Arcadia Cité Éphémère », « Eden Garden », « Gate to Utopia ». Il s’agit, à chaque fois, de fabriquer un nouveau lieu presque sacré qui prendra, dans l’après-événement, la forme d’un souvenir intense au sens où l’entend le sociologue Alain Girard lorsqu’il identifie « l’expérience touristique » (2001). À vrai dire, pour certains, c’est un peu comme si une des réponses à la métropolisation était une fuite vers des cités dansantes où, d’une part, le temps social n’a plus de prise grâce à un flux sonore continu, et, où, d’autre part, l’espace habité tend à devenir une micro ville parfaite. Nos centres urbains deviennent des lieux que l’on fuit pour les revivre sur un mode composite où alternent des formes de vie primitives et hypermodernes. Primitives : manger avec les mains, marché les pieds nus, vivre aux rythmes des événements astraux, utiliser le feu comme vecteur de regroupement social, faire référence à des esprits versus le chamanisme. Hypermoderne : Internet par satellite, technologie musicale, arts numériques. C’est, en filigrane, la proposition d’un cadre de vie avec tous les avantages de la ville sans ses inconvénients : accessibilité locale, qualité et quantité des services, lieux de rencontres, diversité de l’offre.

Nouvelle diaspora et musique techno
9On peut considérer les communautés des parties trance comme de nouvelles diasporas qui ne répondent pas à une origine ethnique précise, mais se réfèrent à une idéologie où l’Inde devient le port d’attache. Ils se comportent en effet comme les membres d’une diaspora en faisant référence à une mémoire collective, à un foyer historique et en s’organisant sur les bases d’une dispersion à l’échelle du globe. On peut parler de communautés transnationales sur fond de culture musicale (Appaduraï, 2001). Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait par hasard si l’appellation marketing « Goatrance » est née en Grande-Bretagne. Les musiques d’aujourd’hui doivent beaucoup à la digestion de cultures musicales exotiques et les musiciens du courant psychedelic trance ont beaucoup puisé dans les références, les codes, les compositions de la musique traditionnelle indienne. C’est bien une culture de l’hybridation, du métissage, du mélange, du couplage d’imaginaires artistiques (Gruzinski, 1999). Au demeurant, on distingue facilement chez les amateurs de ce genre une double appartenance. Celle, nationale, du pays de naissance qui reste une valeur de référence, et l’autre, celle qui regarde vers cet ailleurs, cet exotisme mythifié (Christin, 2000  ; Michel, 2000), ce Goa que l’on reproduit en espérant y (re)trouver un peu de soi et, au le cas échéant, un peu de l’autre dans une co-présence constitutive de l’événement festif (Boutouyrie, 2006  ; Urry, 2005  ; Zumthor, 1993). Bien entendu, des résistances se font sentir à Goa où ces communautés venues bien souvent d’un « Occident riche » ont tendance à entretenir des relations ambiguës avec ce lieu, provoquant une forme de rejet de la part des populations locales (Routledge, 2001  ; Saldanha, 2001). Cela étant, les autochtones participent à cette économie en installant des commerces de fortune où ils vendent des produits locaux et des plats typiques de la région, voire des vêtements et des bijoux, reproduisant finalement le « Goa village » habilement orchestré dans les festivals européens.

10Au final, ces communautés s’intègrent dans une économie culturelle globale car « l’essor des technologies de la communication (télévision câblée et satellitaire, téléphone, fax, Internet) de même que le développement du transport de masse bon marché favorisent les interactions constantes entre des personnes et des espaces culturels géographiquement distants » (Faist, 2006 : 39). Internet comme mode de communication et d’échanges a accéléré les processus d’interaction communautaire. Les sites spécialisés, les forums dédiés ont permis d’asseoir les bases d’une culture originellement émiettée. Internet permet également à tous les amateurs de prendre connaissance à l’échelle du globe des événements à venir et d’assouvir leur « quête d’altérité zonale » selon l’expression judicieuse de Christian Grataloup (2007). Ces quelques moments d’agrégation communautaire sont rares dans l’année, donc intenses. Ils donnent lieu à de multiples commentaires sur des forums Internet voire des échanges de vidéo comme pour prolonger cet espace-temps exceptionnel de rencontres et d’émotions et le mode de vie de ceux qui sont allés jusqu’à Goa s’inspire largement de ce qu’ils ont observé et récolté sur place (Boutouyrie, 2006).

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Bibliographie

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Boutouyrie E. (2006), Artialisation et ontogenèse des lieux contemporains. Étude du courant musical psychedelic trance, thèse de doctorat de géographie soutenue sous la direction de Rémy Knafou, Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, 484 p. + 1 CD Rom.

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Notes

1 Ce n’est pas tant le parti pris épistémologique des « postcolonial studies » qui nous importe ici où, bien souvent, il s’agit de donner à voir en quoi la métropole a été transformée par son propre impérialisme, et comprendre quels ont été les apports idéologiques et culturels. C’est plutôt le postcolonialisme comme un contexte historique où les modes de vie, les aspirations culturelles et les identités des sociétés d’anciens Empires coloniaux se caractérisent par le métissage au sens large du terme (Gruzinski, 1999) et une mythification de l’exotisme (Christin, 2000). Le postcolonialisme mobilisé comme marqueur temporel et sociétal.
2 Kristian Thinning (« Elyisum Project »), un des initiateurs au Danemark qui a découvert la trance dance et ses lieux de diffusion selon des codes occidentaux, nous livre son opinion quant à l’existence du terme « goatrance » : « I don’t think I choose this music and I don’t really call it psychedelic Trance… I think too many labels on music make the music false and predictable…. For me music is music as long as it is honest and innovative. I sometimes laugh at people telling me that I do great goa trance… I have never been to Goa so how can I make goa trance —why not Copenhagen trance then…. ? ? ? ? Goa is to me a place in India —not a music style… For me it was a natural evolution from the early electronic music I made and it could just as well have been acid jazz, trip hop or house. It all depended on the time and place and my love to music » (2001, www.psynews.org)
3 Ces chiffres sont, bien entendu, soumis à de fortes variations dans la mesure où le nombre de labels n’est jamais stable entre deux années.
4 En Israël, où ce courant musical est extrêmement populaire certains amateurs sont allés chercher dans des acronymes la présence d’un toponyme fortement désiré : « Gulf of Acaba » étant devenu pour des adeptes éclairés leur « G-o-a » local  !
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Pour citer cet article

Référence papier
Eric Boutouyrie, « Goa aux portes des métropoles. Communautés transnationales et musique techno », Volume !, 6 : 1-2 | 2008, 123-133.
Référence électronique
Eric Boutouyrie, « Goa aux portes des métropoles. Communautés transnationales et musique techno », Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 08 avril 2016. URL : http://volume.revues.org/284 ; DOI : 10.4000/volume.284
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Auteur

Eric Boutouyrie
Docteur en géographie, Eric Boutouyrie est actuellement ATER à l’Université d’Artois. Il travaille au sein du laboratoire « Dynamique des réseaux et des territoires ».
e-boutou@noos.fr

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Droits d'auteur

L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun
Classe !  Smiley
Grâce à elle la trance aura plus d' estime.

Le blog nous avait été caché pendant 6 ans, va falloir le copier ici pour que ça ne se perde pas, car un blog ne vit que quelques années il me semble en général. C' est mon coté archiviste.  Smiley
Smiley  si tu veux te lancer dans un vaste copié collé, vas y, c'est une très bonne idée
Le blog ne nous a pas été caché Smiley Claire nous avait envoyé le lien sur TG il me semble,
Il y a aussi le mémoire de Lise (où tu es citée angelique) "Le Mouvement Trance, Musique et expériences sensorielles" Smiley
Exactement Antoine Smiley Claire me cite longuement d'ailleurs, quelle émotion. "le mémoire de Lise" ?? c'est où ? tu as un lien STP ?
Merci Antoine !!!!!! je me rends compte que 'javais pas répondu, c'est assez étonnant .... des bisous! je vais lire Smiley